Point de vue paru dans Le Monde du 6 septembre 2006
Il aura fallu attendre 17 ans depuis le dépôt de la plainte, pour que s’ouvre enfin à Paris, le 11 septembre, le procès pour fraude électorale dans le 3ème arrondissement. Treize personnes sont renvoyées devant le tribunal dont deux conseillers de Paris et un ancien sénateur. Après les frais de bouche, les emplois fictifs, les marchés truqués ce procès offre au grand jour un autre aspect de l’instrumentalisation du système parisien au profit d’un parti politique et de ses responsables. Il révèle les mécanismes de la tentation de ceux-là de s’affranchir du choix des électeurs, autrement dit, le viol de la démocratie.
Jamais dans l’histoire électorale française on assista à une entreprise d’une telle ampleur. Le système de fraude mis à jour repose sur une mécanique quasi-industrielle bénéficiant de moyens techniques considérables y compris en provenance de l’Hôtel de Ville. Programmes informatiques, procédures administratives détournées, fausse comptabilité des cartes électorales, etc. Le recrutement lui-même des faux électeurs obéit à une logique systématique : faire inscrire le plus de personnes selon le plus d’origines possibles. Tel s’occupe des associations amies qui devront « faire du chiffre », tel des familles des élus, tel des adhérents des cultes, tel des salariés de la mairie qui seront mis à contribution fortement, tel des familles en attente d’un logement ou d’une place en crèche, etc. L’objectif affiché sera de disposer d’une avance de 5 à 10 % par rapport aux concurrents éventuels, obligeant l’opposition, pour devenir majoritaire, à franchir la barre des 55%.
Alertés d’une « possible fraude de grande ampleur » révélée par le Monde et le Canard enchaîné dès 1989, des militants Verts convaincus de l’urgence, s’attelèrent à éplucher scrupuleusement les listes électorales du 3ème arrondissement pour en découvrir rapidement les incohérences. Après avoir envoyé un courrier aux adresses suspectes et reçu des centaines de retours avec la mention NPAI (n’habite pas à l’adresse indiquée), une plainte fut déposée. Mais rapidement, le magistrat, peu soutenu par le parquet n’instruisit plus réellement, les responsabilités politiques des personnes susceptibles d’être inquiétées se révélant particulièrement élevées.
Dans ce contexte et malgré les faux électeurs, le désir d’en finir avec l’équipe en place dans le 3ème était tel qu’il permit à la gauche d’emporter la victoire lors des municipales de 1995. La surprise fut alors grande de découvrir dans un ordinateur mal « nettoyé » les preuves de la fraude. Plus de 800 faux électeurs s’y trouvaient fichés avec leur adresse réelle et le nom du « contact » chargé de l’inscription et du suivi. Un autre fichier faisait apparaître l’ensemble des électeurs de l’arrondissement avec leurs opinions politiques dès que cette dernière était connue, voire supposée. Si les habitants ont tranché au plan politique dès 1995, il faudra attendre des centaines d’auditions et encore 11 ans avant que le procès ne s’ouvre. Cependant, une fois encore, l’impossibilité d’interroger le principal intéressé qui voulait, à tout prix et par tous les moyens, réaliser le grand chelem à Paris, montre l’urgence d’une réforme du statut pénal du chef de l’Etat.
Durant ces longues années, tout aura été fait pour jouer la montre. La longueur de la procédure n’a t-il pas permis récemment à un tribunal francilien d’invoquer une sorte de droit à l’oubli ? Par volonté politique de blocage et tentative d’enlisement, la défense a épuisé toutes les voies de recours tandis que les ministres de la justice prétextaient la complexité du dossier face au peu de moyens de l’administration. On osa même arguer d’une période préélectorale pour ne pas prendre de décision. Cinq juges d’instruction se sont succédés dans ce dossier tandis que le Parquet a mis plus de deux ans avant de rendre un avis sur les conclusions de l’instruction et permettre un renvoi devant le tribunal correctionnel. Seule une sommation judiciaire due à l’opiniâtreté des militants Verts, l’a contraint à ne pas laisser la prescription produire ses effets. Les auteurs de la fraude ne manqueront pas de faire valoir l’ancienneté des faits et d’ailleurs, pour que la sanction soit proportionnelle à la faute, il serait logique que celles et ceux qui en ont profité et ont été payés (pour certains) pendant toutes ces années sur les fonds publics en tant qu’élus, voient la durée de la privation de leurs droits civiques (peine possible pour de tels agissements) aussi longue que la procédure.
Le droit électoral français repose sur un principe élémentaire en démocratie : une personne égale une voix mais les Préfets de Paris, saisis de cette fraude, n’ont jamais voulu faire vérifier la liste électorale. L’un deux pourtant, alors en poste au ministère de l’intérieur, avait donné un avis favorable à l’annulation des élections législatives de 1997. Dans le 3ème arrondissement, c’est le travail militant qui a permis de faire finalement radier près de 1 300 personnes anormalement inscrites sur une liste électorale de 20 000 noms. Le prochain procès qui devrait s’ouvrir pour des faits similaires dans le 5ème arrondissement permettra de démontrer qu’il s’agissait bien d’un système global, de grande ampleur, coordonné au niveau de la Mairie de Paris
Aujourd’hui chacun, à gauche, va dénoncer la fraude et s’indigner haut et fort de voir les valeurs fondamentales de la démocratie ainsi méprisées. Chacun va jurer que seule la droite a jamais triché. On pourra simplement rappeler que ce zèle soudain aurait été bien utile pour accompagner les militants de terrains pendant ces 17 longues années.
Il est plus que temps que le code électoral soit modifié et que les élections ne soient plus entachées de soupçons. Cette justice dont on sait qu’elle ne pourra pas remonter aussi haut que nécessaire dans la hiérarchie politique, s’honorerait à considérer que bafouer la démocratie constitue l’acte le plus grave et le moins pardonnable pour quiconque aspire à gérer les affaires publiques.