Les veines ouvertes de la Patagonie

Il y a quelques semaines le Maire de Tortel, ville du sud du Chili, m’a rendu visite et m’a longuement parlé d’un projet délirant qui modifierait considérablement l’environnement de toute la région.

A la suite de cet entretien auquel elle assistait, Cristina L’Homme a écrit l’article suivant.

Article réalisé à partir d’entretiens avec le Consejo de Defensa de la Patagonia chilena, qui regroupe une quarantaine d’organismes chiliens.

Des sociétés multinationales décident de construire une série de barrages en Patagonie, pour alimenter des mines et une industrie dont les capitaux sont pratiquement tous étrangers.

Ils ont osé : construire des barrages et remplir les paysages sauvages de pylônes électriques en Patagonie, une région dont le seul nom évoque la pureté de l’air, de l’eau, les paysages sauvages, la nature intacte, l’eau limpide, les zones protégées, les parcs nationaux.

Les eaux des rivières de la Patagonie chiliennes ont été données à des sociétés quelques mois avant le départ de Pinochet de la tête de l’Etat. Ces sociétés ont ensuite revendu leurs droits à des sociétés multinationales : la suisse XSTRATA, l’américaine AES GENER et l’espagnole ENDESA possèdent à elles trois l’eau d’une bonne douzaine de rivières de la Patagonie chilienne.

Le Chili, qui abrite la deuxième réserve mondiale d’eau douce, est le seul pays au monde qui autorise des sociétés privées à s’acheter le droit d’utilisation de l’eau. Comme s’il s’agissait d’un bien privatisable. Pas étonnant donc, que ces sociétés étrangères propriétaires des eaux chiliennes, projettent de construire des centrales hydroélectriques.

Quel prétexte invoquent ces sociétés ? La sécurité énergétique du pays : selon leurs estimations, la demande énergétique devrait doubler au Chili dans les dix prochaines années. Or, l’électricité devrait alimenter le centre, mais surtout le nord du pays pour servir au développement d’exploitations minières (cuivre, aluminium, or… dans les mains d’entreprises multinationales) qui consomment à elles seules 30% de l’énergie du pays ! (Ces chiffres ont d’ailleurs été présentés par ENDESA elle-même, dans son projet initial).

L’espagnol ENDESA s’est associé au chilien Colbun (*), pour monter la société « HydroAysén ». Le but : construire cinq méga centrales hydroélectriques qui produiraient 18 430 GWh par an. Cinq immenses barrages doivent donc être construits sur deux rivières parmi les plus puissantes du Chili : le Rio Baker et le Rio Pascua.

HydroAysén prévoit d’inonder au moins 6000 ha. Et pour transporter l’énergie produite en Patagonie, 2500-3000 km plus au nord du pays, des lignes à haute tension sur des pylônes de 70 m de hauteur, vont inonder les paysages patagons dont rêve le monde entier. Une aberration, lorsqu’on sait que le taux de pertes d’énergie est de 30%. Et qu’il serait bien plus logique de faire du solaire dans le désert d’Atacama, qui se trouve juste à côté des mines. Ou d’installer des éoliennes dans la cordillère de la côte, souvent balayée par les vents du Pacifique et proche des centres urbains. Ou même de construire des petites centrales qui sont très efficaces, propres et sans impact négatif. Ou encore d’utiliser l’énergie géothermique puisque 10% des volcans actifs de la planète se trouvent au Chili… Et surtout de mettre en place de véritables mesures d’économie d’énergie afin de stabiliser la croissance de la demande énergétique. Pour l’heure, le développement durable ne semble pas encore représenter une priorité pour les autorités chiliennes.

Le coût de l’opération était estimé à 4 milliards USD l’an dernier, puis à 5,2 milliards courant 2008, et vient d’être réévalué à 7,1 milliards en janvier 2009 ; (le barrage chinois des Trois Gorges a fini par atteindre 27 milliards USD grâce aux jeux d’une corruption systématique et connue de tous). Les prix vont certainement continuer à monter… Et, alors que la crise touche tous les secteurs, y compris celui de l’énergie, ce projet ne semble pas remis en cause.

Toutes les études d’impact sur l’environnement et les milliers de critiques citoyennes apportées par la population, les universitaires et ingénieurs, ont été écartées par les autorités. Pourtant, produire des méga centrales électriques n’est pas synonyme de « développement ». Au contraire. On connaît à l’heure actuelle, les dommages sociaux, culturels et naturels que causent ces monstres. Les Trois Gorges en Chine, Itaipu au Brésil, Yacireta en Argentine, el Guri au Vénézuela, sont des catastrophes : allons-nous les laisser détruire la mythique Patagonie ?

Endesa promet, comme le font toutes les entreprises qui construisent des barrages, des emplois, une électricité peu chère pour les habitants autour… mais ceux-ci ne sont pas dupes : à Ralco et Pangue où les promesses étaient les mêmes, la construction des barrages a, au contraire, entraîné l’inflation des prix.

Les régions du Rio Pascua et du Rio Baker ont, depuis plusieurs décennies, une politique de défense de la biodiversité et ont su donner naissance à deux parcs nationaux (Laguna San Rafael et Bernardo O’Higgins), deux réserves nationales (Lac Cochrane et Katalalixar), plusieurs zones protégées et un Parc National Patagonia qui est en voie de création. Elles font partie de l’Aire de Conservation de la Culture et de l’Environnement (une initiative du président Lagos – au pouvoir entre 2000 et 2006 – appuyée, à l’époque, par la région, par les Parcs naturels de France ainsi que par l’Union européenne).

Cette situation unique dans le monde, d’un pays qui vend l’eau de ses rivières à des entreprises privées étrangères, a fait réagir un sénateur chilien, Guido Girardi, qui a pris contact, dernièrement, avec l’association France Libertés, le Parlement européen et Daniel Cohn-Bendit, pour trouver un appui politique afin de faire passer, de toute urgence, une loi de nationalisation des rivières chiliennes. Danièle Mitterrand devrait se rendre au Chili en avril prochain, Cohn-Bendit accompagné de plusieurs députés européens, doit se rendre en Patagonie, en septembre 2009.

• ENDESA (Empresa Nacional de Electricidad Sociedad Anonima) : créée en 1943, est privatisée en 1989. C’était la deuxième plus grande entreprise chilienne et elle produisait 60% de l’électricité du pays. Par la suite, 60,6% de Endesa fut vendue à ENDESA-Espagne lors d’une affaire très contestée par la Justice chilienne. L’un des principaux acteurs de cette vente était José Yuraszeck qui faisait partie des autorités chargées de la planification de la province de Aysén en Patagonie, où se trouvent toutes ces rivières dont l’eau a été vendue. • COLBUN : appartient au groupe Matte, l’une des trois plus importantes fortunes du Chili. Matte était un très proche de Pinochet. Endesa et Colbun, ensemble, produisent 68,2% de l’électricité du pays.

Laisser un commentaire